Atlas des paysages et des projets urbains des Hauts-de-Seine

Le passage du périphérique, vu par Peter Handke

publié le 10 novembre 2014

Peter Handke, Mon année dans la baie de Personne, Gallimard, 1997

"Il me fallut bien un an pour franchir les limites de la métropole : je n’allais pas plus loin que sur le pont du périphérique et faisais immédiatement demi-tour. Toute l’harmonie de la grande ville, non pas seulement celle des constructions, mais celle qui régnait dans le mouvement des passants, semblait se dissocier brusquement de l’autre côté, à gauche et à droite de la route qui sortait de Paris, dans les banlieues de Gentilly et de Montrouge, différenciables au premier coup d’œil. De même que les maisons y perdaient leur homogénéité, de même ceux qui marchaient là-bas, incomparablement plus clairsemés qu’en deçà de la porte, perdaient en un instant leur allure. Ils me semblaient plus lents – d’une lenteur inélégante, celle de gens égarés -, plus maladroits aussi. Bien qu’ils fussent peu nombreux, ils cherchaient à s’éviter sur les trottoirs bien plus étroits – c’est ce que je voyais depuis mon observatoire élevé, le pont sur le périphérique – mais ils se trompaient de direction, de sorte qu’il n’était pas rare de les voir se heurter, tandis qu’à mon autre main, les métropolitains échangeaient leurs flots dans un rythme de danse même au milieu de la pire bousculade. Et autant les piétons étaient ralentis, autant au-delà de la porte, où l’avenue qui portait un nom se transformait en route à numéro, la « Nationale 20 », les voitures accéléraient. Elles ne glissaient plus mais fonçaient, et la section qui suivait était en effet célèbre pour ses accidents. Je comprenais ceux qui traduisaient « banlieue » par « lieu de bannissement ». Même le ciel, au-dessus, aussi-bleu fût-il, éventuellement, perdait de sa texture parisienne (qui redevenait évidente au moindre coup d’œil jeté par-dessus l’épaule). Il apparaissait que la forme du ciel se réglait aussi sur ce qui existait et de produisait en bas, sur la terre. A cette époque, il me semblait que sur les banlieues, il perdait de sa vigueur. Il ne descendait plus sur le faîte des toits ni sur les rues, ne pénétrait plus, dès la ligne de démarcation, dans les éclats, les pores, les bulles de l’asphalte. Le gris de celui-ci n’était plus, extra portas, une couleur.

[…]

Mais c’est sans arrière-pensées que je me risquai ensuite au-delà de la porte d’Orléans dans les banlieues (je lus plus tard chez Emmanuel Bove comment pour l’un de ses héros, qui joyeux au début se dirigeait des marges de Paris vers Montrouge, même les mouches sur les murs perdaient peu à peu leur brillant).
Et dès le premier pas de l’autre côté, dès le franchissement, ma curiosité se changea en calme, mon malaise en surprise, et les deux agissaient comme un éveil. Il restait toujours vrai que les maisons de la banlieue étaient toutes trop grandes ou trop petites, que le bruit de la nationale 20 était quelque chose d’hostile, et que les rares personnes qui avaient comme moi traversé le pont sur le périphérique perdaient immédiatement leurs pas et se dispersaient (alors qu’un vent saisissait et poussait tous ensemble ceux qui allaient vers le centre de la ville), et que même les objets de prestige ou de luxe qu’on ne trouvait que dans la métropole, et dont ils étaient surchargés comme des frontaliers venant d’un pays sous-développé, se mettaient instantanément à brinquebaler et à frotter leurs flancs comme une brocante aussi laide qu’inutile.
Et pourtant je me sentais dans un secteur qui était seulement différent, mais nouveau. C’était une nouvelle sphère qui commençait là, comparable à celle où l’on entre quand on pénètre dans une forêt, au moment où le monde dans lequel je me déplaçais à l’instant encore – un pas entre les arbres suffit - s’efface pour laisser s’ouvrir un monde fondamentalement différent, surprenant, incomparablement plus sensuel, et surtout agissant, parce qu’il me fait dresser l’oreille. Après qui viennent le regard, l’olfaction, le goût, la perception de la découverte.